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CARTE BLANCHE – Energie : des mesures trop timides

Publié le: 07/09/2022 - Mis à jour le : 21/09/2022

SOURCES 

Par la Coordination Gaz-Electricité-Eau, le Réseau Wallon pour l’Accès Durable à l’Energie, la Fédération des Services Sociaux, le Collectif Solidarité Contre l’Exclusion, les Equipes Populaires Bruxelles, le Centre d’Appui aux Services de Médiation de Dettes de la Région de Bruxelles-Capitale, la CSC Bruxelloise.

Différentes mesures visant à réduire la facture d’énergie des ménages peuvent être prises, et pas uniquement pour faire face à des crises ponctuelles, estiment différents acteurs sociaux.

Le Codeco « spécial énergie » du 31 août dernier n’a pas réussi à donner des réponses adéquates et satisfaisantes au nombre grandissant de ménages qui croulent sous le poids de leurs factures. Le lendemain, la ministre fédérale de l’Energie dévoilait l’estimation par la CREG du surprofit effectué par Engie pour les centrales nucléaires non prolongées : deux milliards d’euros. Par ailleurs, l’Allemagne relance la production d’électricité à base de lignite et de charbon, tandis que les importations de gaz GNL américain en Europe s’accroissent. La libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité, qui a été décidée au niveau européen, s’avère inadéquate pour garantir la sécurité d’approvisionnement, pour assurer des prix accessibles aux ménages ou encore pour atteindre les objectifs environnementaux de réduction de production de CO2.

Qu’en sera-t-il après l’hiver ?

Au-delà du maintien de l’indexation automatique des salaires et des allocations, qui constitue la principale mesure de sauvegarde du pouvoir d’achat des ménages, la prolongation de l’élargissement du tarif social à tous les bénéficiaires de l’intervention majorée pour les soins de santé (BIM) jusqu’au 31 mars 2023 garantira aux ménages à faible revenu (bénéficiant de ce statut) le payement de leur énergie à un prix réduit durant cet hiver. Mais qu’en sera-t-il après ? C’est la cinquième fois que ce mécanisme est prolongé, toujours temporairement, ce qui contraste avec les déclarations du Premier ministre évoquant « cinq à dix hivers difficiles ».

Nos organisations le revendiquaient déjà bien avant le début de la crise de l’énergie ; celle-ci n’a fait qu’accroître la nécessité de pérenniser l’octroi du tarif social aux BIM. Mieux encore, ce tarif devrait être octroyé sur la base des revenus du ménage, de façon automatique, en complément de l’octroi actuel sur la base de statuts sociaux.

Nous pensons en effet que le tarif social ne doit pas être vu comme une mesure ponctuelle pour faire face à des crises successives, mais bien comme une mesure structurelle d’aide ciblée aux ménages précarisés pour leur permettre d’avoir accès à ce droit fondamental. Par ailleurs, et même s’il reste extrêmement protecteur par rapport aux prix actuels du marché, ce tarif augmente chaque trimestre. Il s’agit donc de s’assurer que les ménages puissent continuer à mener une vie digne, au regard de l’augmentation des coûts des autres postes de leur budget (loyer, alimentation, mobilité, etc.).

Les dangers et les limites d’une réforme des accises

Nous lisons aussi avec préoccupation qu’une réforme des accises sur le gaz et l’électricité est sur la table, permettant de les moduler selon les quantités consommées. Nous attirons l’attention sur les limites et les dangers de cette approche, mises en évidence par la « tarification progressive et solidaire » de l’eau, récemment abandonnée en Région bruxelloise, tant elle générait des injustices sociales.

En effet, de nombreux ménages consomment beaucoup d’énergie, non par choix, mais contraints à leurs dépens car c’est l’unique manière de maintenir un niveau décent de vie et de confort : habitations mal isolées, électroménagers vétustes et très énergivores, compteurs collectifs, hébergement de proches… Ce sont des éléments sur lesquels les ménages précarisés, souvent des locataires dans le marché locatif privé, ont peu ou pas de contrôle et qui les conduisent inexorablement à devoir consommer davantage que d’autres. Augmenter tout court les accises en fonction de la consommation reviendrait donc à leur infliger une double pénalité.

Offrir un prix régulé

Le Gouvernement fédéral évoque aussi timidement l’instauration d’un tarif social pour la classe moyenne inférieure. Cela se rapproche de l’idée de prix réglementés : offrir un prix régulé, fixé par le régulateur fédéral, à tout ménage qui en ferait la demande. Dans le cas de grandes augmentations de prix, comme c’est le cas actuellement, un tel tarif permettrait une marge d’action beaucoup plus large de l’Etat.

A titre d’exemple, la France, qui prévoit un tarif régulé, a annoncé au début de 2022 un « bouclier tarifaire » qui limite cette hausse. Même si les marchés de l’énergie français et belge sont très différents, notamment vu la titularité de moyens de production par l’Etat français, d’autres pays avec un marché plus similaire au nôtre, comme l’Espagne, prévoient aussi des tarifs réglementés. La Hongrie, quant à elle, a même réintroduit ces tarifs après les avoir supprimés. Introduire un tarif régulé pour tous les consommateurs domestiques permettrait d’assurer un prix juste pour tout le monde en évitant les éventuels problèmes de ciblage et les effets de seuil.

Instaurer une taxe sur les surprofits

Toutes ces mesures partagent toutefois une même prémisse qui doit être remise en question : elles font peser la responsabilité – notamment financière – sur les Etats. Or, quand on regarde les profits indécents des producteurs d’énergie, il est incontestable qu’ils devraient contribuer beaucoup plus largement à ces efforts. Nous saluons donc la volonté du gouvernement fédéral d’instaurer une taxe sur les surprofits ; nous attendons que les travaux en vue de définir les modalités juridiques et techniques de cette taxe aboutissent favorablement, et ce de façon imminente, tant elle est un outil de solidarité à la fois sociale et climatique.

La ministre de l’Énergie, Tinne Van der Straeten, a chiffré à deux milliards d’euros le montant des surprofits réalisés par le groupe Engie Electrabel grâce à ses réacteurs nucléaires non sujets à une prolongation de leur durée de vie ; elle ajoute que 700 millions d’euros pourraient être ici récupérés sur les « bénéfices extraordinaires liés à la crise ». De quoi financer des protections sociales et des mesures de transition énergétique. D’autres pays comme l’Italie ou l’Espagne ont déjà introduit cette taxe depuis des mois ; les rentrées additionnelles pour l’Etat ont servi, entre autres, à réduire les coûts et surcharges dans la facture et à financer les déplacements en transport public. Même le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, plaide pour cette solution.

Bloquer les prix dans le marché de gros

Enfin, c’est une nouvelle très prometteuse que la Belgique défende au niveau européen un blocage des prix dans le marché de gros, ainsi que des réformes plus globales du marché de l’énergie. Rappelons que d’autres Etats, comme l’Espagne ou le Portugal, se sont battus depuis le début de la crise des prix dans ce sens : ils ont obtenu des exceptions localisées menant à des prix de marché beaucoup plus bas. Nous invitons le gouvernement fédéral à continuer à insister sur l’importance de ces réformes au niveau européen.

Mais n’oublions pas les Régions, elles aussi présentes autour de la table du Codeco. En Wallonie, des mesures complémentaires de protection sociale comme le statut de client protégé conjoncturel ne sont pas prolongées et n’ont pas été appliquées correctement par les fournisseurs. A nos yeux, il aurait fallu prolonger cette mesure, faciliter son accès et s’assurer que les fournisseurs la respectent en tout point. A Bruxelles, l’élargissement récent des conditions pour pouvoir bénéficier du statut de client protégé est positif, mais le fait de devoir attendre d’être mis en demeure par son fournisseur (c’est-à-dire d’avoir une dette auprès de lui) pour en faire la demande refroidit toujours beaucoup de bénéficiaires potentiels. Dans les trois régions, on constate de manière récurrente qu’il est de plus en plus difficile d’avoir accès aux CPAS et aux aides mises en place, tant le secteur social est surchargé de demandes.

Imposer des obligations plus contraignantes aux bailleurs

Les Régions devraient imposer des obligations plus contraignantes pour les bailleurs quant à la performance énergétique des logements mis en location, à l’instar de la France qui interdit l’augmentation des loyers des logements classés « G » ou « F ». Pour rappel, on estime qu’en Région bruxelloise, 45 % des logements ont un PEB « G » ou « F » : geler immédiatement les loyers de pareils logements loués serait salutaire, à l’heure où les débats sur une limitation d’indexation ou une grille des loyers sont bloqués. A ce stade, les bailleurs bruxellois et wallons ne sont pas suffisamment responsabilisés concernant à la qualité des performances énergétiques des logements qu’ils donnent en location et peu incités à y effectuer les travaux nécessaires ; dès lors, les locataires des passoires énergétiques se retrouvent seuls à faire face à l’explosion de leur facture de chauffage. En parallèle, il faudrait prévoir un niveau de soutien suffisant pour les petits propriétaires bailleurs qui n’ont pas les moyens pour entreprendre les actions nécessaires pour atteindre ces objectifs de qualité des habitations.

L’échec de la libéralisation

Enfin, nous pensons que cette crise illustre l’échec de la libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité, tant louée par certains pour les effets théoriquement positifs de la concurrence pour les prix et les consommateurs. Face à un marché totalement défaillant comme celui que nous observons aujourd’hui, il est temps de changer de paradigme, de repenser l’accès à l’énergie à la lumière de l’urgence sociale et climatique. Il est essentiel et incontournable de prendre au sérieux la garantie de ce droit fondamental.

L’État doit reprendre en main non seulement la régulation des prix du gaz et de l’électricité pour les ménages, mais encore la fourniture et la production de l’électricité, ainsi que la programmation des achats de gaz sur les marchés mondiaux. L’accès à ces biens stratégiques et essentiels, tant pour les ménages que pour les objectifs de réduction de la production de CO2, ne peut être laissé aux mains des multinationales et à leur logique de profit. A tout le moins le développement d’une production et d’une fourniture d’électricité par les pouvoirs publics devrait être initié à brève échéance. Ainsi la création d’un fournisseur public avec contrôle citoyen qui fournirait les bâtiments publics ainsi que les citoyens et les PME qui le souhaitent, avec comme objectif le bien-être et la transition écologique socialement juste serait souhaitable.

(Carte blanche publiée dans le journal Le Soir le 7 septembre 2022)