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Quelques leçons au sujet des primes forfaitaires « énergie »

Mis à jour le : 12/06/2025

Le 14 mars 2025, le Ministre fédéral de l’énergie a déposé au Parlement fédéral son Exposé d’orientations politiques pour les 4 prochaines années sur la base de l’Accord de gouvernement.

Sur la question sociale cruciale de l’accès à l’énergie pour toutes et tous, le Ministre prévoit d’examiner « une réforme budgétairement neutre du tarif social de l’énergie et des interventions du Fonds social chauffage, dans le but d’obtenir une intervention forfaitaire plus transparente, basée sur les revenus et le patrimoine et neutre sur le plan technologique. (…) », tout en tenant compte « des futures augmentations de prix dues, par exemple, à l’ETS2, afin que les mesures sociales fédérales en matière d’énergie continuent à offrir une protection suffisante »[1]. Ce point est repris dans la résolution relative à la réforme du tarif social adoptée par les députés fédéraux le 24 avril 2025.

Concrètement, le tarif social, un tarif avantageux qui s’applique à chaque kwh consommé, risque probablement d’être remplacé par des chèques/primes forfaitaires. Nous avons déjà pu souligner plusieurs fois qu’une telle réforme serait un recul de la protection sociale[2].

La menace qui pèse sur cette réforme et le risque d’une éventuelle rehausse des prix futurs nous amènent à revenir sur le système des « primes fédérales », qui a été mis sur pied comme mesures de soutien financier pendant la crise des prix de l’énergie liée à la reprise économique post-COVID-19 et à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Pour atténuer les conséquences de la forte augmentation des prix de l’énergie, plusieurs mesures de soutien temporaires avait été mises en place, notamment via diverses primes pour l’électricité et le gaz. Tirons les leçons des critiques faites à propos de ces mesures.

  1. Les forfaits de base et autres primes 2022-2023 : rappel des mesures[3]

Pour que le prix des factures énergétiques reste supportable pour les citoyens, le Parlement et le Gouvernement fédéral avaient mis en place rapidement et en plusieurs étapes plusieurs primes énergie.

La loi du 30 octobre 2022 « portant des mesures de soutien temporaires suite à la crise de l’énergie » prévoyait une prime fédérale pour l’électricité (122€) et le gaz (270€). Cette aide, également appelée « forfait de base », était accordée une fois et pour le même montant pour chaque client (prime unique et forfaitaire) à chaque client résidentiel ’électricité et de gaz qui, au 30 septembre 2022, avait droit à la fourniture d’électricité et/ou de gaz dans le cadre d’un contrat, qu’il soit à prix fixe ou à prix variable, conclu ou renouvelé après le 30 septembre 2021. Le montant de la prime était attribué par le fournisseur qui assurait la fourniture d’électricité au 30 septembre 2022[4].

La loi du 19 décembre 2022 « portant l’octroi d’une deuxième prime fédérale d’électricité et de gaz » attribuait une deuxième prime fédérale pour l’électricité (183€) et le gaz (405€) pour les mois de janvier, février et mars 2023 (forfait de base 2).

Des primes pellets en vrac, mazout et propane en vrac avaient aussi été mises sur pied.

  1. Les critiques du fonctionnement des primes fédérales

C’est le SPF Economie qui gérait l’octroi des primes fédérales. Les citoyens qui rencontraient un problème avec ces primes pouvaient donc s’adresser au Médiateur Fédéral, qui est compétent pour les litiges avec les autorités publiques (alors que le Médiateur Fédéral Energie est compétent pour les litiges avec les fournisseurs d’énergie).

Ainsi, en 2023, le Médiateur fédéral a reçu plus de 1700 plaintes concernant les primes énergie citées plus haut ; autrement dit, 1/4 des plaintes recevables auprès du Médiateur fédéral en 2023 concernait ces primes, ce qui attire notre attention.

Le Médiateur rappelle que la Direction générale de l’Energie du SPF Economie était chargée de la mise en œuvre des différentes mesures et qu’elle s’est donc retrouvée sous pression. Il ajoute : « Le SPF Economie a fait tout ce qui était en son pouvoir, mais plusieurs problèmes ont compliqué la mise en œuvre de ces mesures : la complexité́ de la réglementation, l’étendue et la variété des primes, les manières différentes de les demander, la diversité des conditions d’octroi, la nécessité de développer différentes nouvelles applications TIC et des moyens de contrôle et de recruter et former rapidement du personnel supplémentaire, ainsi que l’afflux conséquent de demandes »[5].

Concrètement, selon le Médiateur fédéral, les facteurs suivants étaient la source des nombreuses difficultés vécues par les citoyens :

  • « Les primes variaient en fonction du type d’énergie : gaz, électricité, pellets en vrac, mazout, propane en vrac.
  • Les montants des primes n’étaient pas les mêmes.
  • Les conditions d’octroi différaient.
  • Parfois, l’attribution était automatique, parfois une demande devait être introduite.
  • La manière dont les citoyens pouvaient demander telle ou telle prime différait : certaines primes pouvaient être demandées en ligne, d’autres devaient être sollicitées par courrier recommandé, d’autres encore par lettre ordinaire ou par mail »[6].

C’était un mélange de mesures et de conditions qui venaient d‘une législation complexe, régulièrement changeante.  Même si la plupart des citoyens a reçu sa prime énergie correctement, beaucoup d’entre eux ont quand même rencontré des difficultés : certaines personnes ne parvenaient pas à introduire une demande ; d’autres avaient pu introduire une demande, mais n’avaient toujours pas reçu de décision au bout de plusieurs mois ; d’autres encore avaient reçu une décision de refus sans en comprendre la raison, pour des raisons parfois incorrectes, ou avec une réponse standardisée.

Le Médiateur relève encore que la Direction générale de l’Énergie était difficilement joignable et souvent inaccessible, et que les personnes n’obtenaient donc pas de réponse à leurs demandes d’informations.

Le Médiateur conclut très clairement : « des mesures utiles et bien intentionnées ont ainsi manqué leur cible dans de nombreux cas et de nombreux citoyens – dont souvent les plus vulnérables – n’ont pas obtenu ce à quoi ils avaient droit, ce qui a pu ébranler leur confiance dans les autorités »[7].

Il faut tirer les leçons de tous ces enseignements pour les futures initiatives.

  1. La compétence du Conseil d’Etat en cas de refus de prime à un citoyen ?

Si un citoyen introduit une demande de prime forfaitaire mais qu’elle lui est refusée, il faut savoir vers quelle juridiction il peut se plaindre si c’est nécessaire.

Le 13 avril 2023, le SPF Économie, PME, Classes moyennes et Énergie avait refusé à un citoyen l’octroi du forfait de base pour le gaz, pour les mois de novembre et décembre 2022[8]. Ce citoyen a demandé, sans avocat, au Conseil d’État d’annuler cette décision de refus. Au cours de la procédure, il a déclaré avoir reçu entre-temps le forfait de base réclamé. Le Conseil d’État a donc conclu, par arrêt du 22 février 2024, que le requérant avait obtenu une satisfaction totale, que le recours était devenu sans objet, et que le SPF concerné devait rembourser les frais de recours au requérant[9].

L’intérêt de cette décision est que le Conseil d’Etat n’a pas contesté sa compétence en ce domaine et qu’il est donc l’interlocuteur pour les personnes privées des primes fédérales précitées.

  1. La loi sur les primes fédérales gaz et électricité attaquée devant la Cour constitutionnelle !

L’ASBL « OKRA, trefpunt 55+ », qui défend les intérêts des personnes âgées de plus de 55 ans, et plusieurs résidents de centres de soins résidentiels ou vivant dans un logement à assistance lié à un tel centre ont introduit des recours en annulation partielle de la loi du 19 décembre 2022 « portant l’octroi d’une deuxième prime fédérale d’électricité et de gaz », et de certaines dispositions de la loi du 30 octobre 2022 « portant des mesures de soutien temporaires suite à la crise de l’énergie », législations précitées[10].

On les appellera « les parties requérantes » dans la suite de ce texte : les personnes qui demandent quelque chose au juge, qui introduisent la procédure.

Les parties requérantes estimaient d’abord que les ménages qui se chauffent à l’électricité seraient victimes d’une discrimination par rapport aux ménages qui se chauffent au gaz, au gasoil ou au propane en vrac parce que les premiers recevraient uniquement une prime fédérale d’électricité, alors que les seconds recevraient aussi une prime de gaz, de gasoil ou de propane en vrac.

Pour évaluer cette différence de traitement, la Cour constitutionnelle se base sur l’importante marge d’appréciation dont dispose le parlement fédéral (appelé « le législateur ») en matière socio-économique et sur la volonté de réduire le plus vite possible l’impact de l’augmentation des prix de l’énergie sur les factures des ménages. Dans son arrêt du 20 juin 2024[11], elle juge qu’il n’est pas déraisonnable que ces primes soient différentes en fonction de la source d’énergie concernée, sans tenir compte de la consommation réelle des ménages ni de l’usage concret que ceux-ci pourraient faire de l’énergie consommée.

Les parties requérantes dénonçaient ensuite la discrimination dont sont victimes les résidents des centres de soins résidentiels ou de logements à assistance qui en dépendent, parce qu’ils ne bénéficient pas des primes d’électricité et de gaz, contrairement aux personnes qui sont titulaires d’un contrat d’électricité ou de gaz résidentiel.

La Cour commence par souligner que le législateur a voulu, en instaurant les primes fédérales d’électricité et de gaz, atténuer l’impact de la crise énergétique sur la facture d’énergie des ménages et, en choisissant d’accorder ces primes via les contrats résidentiels d’électricité et de gaz, atteindre « le groupe le plus large possible ». Elle juge ensuite que le législateur a pu raisonnablement considérer que ces résidents des centres de soins résidentiels ne sont affectés qu’indirectement par l’augmentation des prix de l’énergie et donc pas autant que les titulaires d’un contrat de fourniture d’électricité et de gaz résidentiel. En plus, il n’est pas démontré que cette différence de traitement produit des effets disproportionnés pour les résidents des centres de soins résidentiels ou de logements à assistance.

La Cour juge que vu que la mesure attaquée fait partie d’un ensemble de mesures par lesquelles le législateur a voulu donner rapidement une première réponse à l’impact de l’augmentation exceptionnelle des prix de l’énergie, il peut être admis que les différences éventuelles de traitement entre catégories de personnes reposent sur de telles raisons d’ordre socio-économique particulièrement impérieuses. Par conséquent, la Cour rejette les recours en annulation, et confirme la constitutionnalité des différentes dispositions attaquées.

On peut regretter quand même que la Cour n’ait pas pris plus concrètement en considération la situation des personnes qui se chauffent à l’électricité, qui est quatre fois plus chère que le gaz. La privation d’une double prime forfaitaire plaçait ces personnes dans une situation objectivement désavantageuse et sur laquelle elles ont peu de contrôle quand elles sont locataires.

[1] https://www.dekamer.be/FLWB/PDF/56/0767/56K0767040.pdf, p. 11.

[2] Voy. notamment : https://www.socialenergie.be/wp-content/uploads/202404181Avis_TarifSocial_RWADE_FDSS_IGE.pdf

[3] Ces primes fédérales s’inscrivent dans un arsenal plus large de mesures fédérales visant à diminuer l’impact de la hausse des prix : https://www.socialenergie.be/fr/le-point-sur-la-mise-en-application-des-aides-et-mesures-federales-visant-a-lutter-contre-limpact-de-la-hausse-des-prix/ ; https://www.socialenergie.be/fr/mesures-federales-cheques-energie-et-tarif-social-elargi-jusquen-mars-2023/. Voy. également nos précédentes news sur les primes fédérales : https://www.socialenergie.be/fr/prime-chauffage-faites-la-demande-avant-le-31-juillet-2023/ ; https://www.socialenergie.be/fr/forfait-de-base-2-demande-hors-delai-dans-des-cas-exceptionnels/https://www.socialenergie.be/fr/refus-de-prime-energie-que-faire/

[4] Le montant de la prime fédérale d’électricité est automatiquement attribué aux bénéficiaires figurant sur la liste établie en vertu de l’article 53, §1er, et imputé sur une facture d’acompte ou de régularisation avant le 1er janvier 2023. Voir : https://economie.fgov.be/nl/nieuws/alles-weten-over-het

[5] https://www.mediateurfederal.be/sites/default/files/2024-04/Rapport_Annuel_2023_Web.pdf pp. 26-27.

[6] Ibidem.

[7] Ibidem, p. 27.

[8] Dans cette affaire, le requérant avait constaté lors d’un contrôle que le forfait de base ne lui avait pas été automatiquement attribué. Il a donc soumis une demande électronique pour obtenir ce forfait qui lui a été refusé.

[9] C.E., arrêt du 22 février 2024, n°258.890 : https://droitpauvrete.be/wp-content/uploads/2024/07/Arrest-258890-RvS-20240222.pdf

[10] La Cour expose le périmètre de ces primes fédérales aux points B.1. à B.3. de l’arrêt n°65/2024 du 20 juin 2024.

[11] Cour constitutionnelle arrêt n° 65/2024 du 20 juin 2024, voy. https://www.const-court.be/public/f/2024/2024-065f.pdf.