Marchands de sommeil devant le Tribunal correctionnel : la condamnation de formes extrêmes d’insalubrité
Mis à jour le : 16/09/2025
Dans cette affaire, l’inspection régionale du logement (la DIRL) avait adressé, le 15 septembre 2022, aux propriétaires de l’immeuble situé à 1030 Schaerbeek, une décision d’interdiction immédiate de location de deux logements visités. L’immeuble était en réalité divisé en 32 logements qui n’auraient jamais dû être mis en location, quel que soit le montant des loyers, les investigations menées, notamment dans le cadre de l’enquête pénale, ayant révélé que leur état n’en permettait pas l’occupation dans des conditions compatibles avec la dignité humaine. Le Tribunal correctionnel de Bruxelles[1], dans son jugement 21 novembre 2024, a condamné les propriétaires de l’infraction dites de « marchand de sommeil »
Les enseignements juridiques du jugement
Le jugement rappelle utilement les éléments constitutifs de l’infraction de « marchand de sommeil »[2].
Pour que les personnes suspectées soient condamnées comme « marchands de sommeil », les quatre éléments matériels de l’infraction doivent être réunis : une mise à disposition, une location ou une vente d’un bien meuble ou immeuble (1) ; dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine (2) ; engendrant un profit anormal retiré par le propriétaire (3) ; et moyennant l’abus de la situation vulnérable de la victime (4).
Il faut également prouver l’élément moral dans le chef du suspect, qui consiste dans l’intention de réaliser un profit anormal[3], et ce en connaissance de cause, à savoir pleinement conscient de la situation de vulnérabilité de la victime et de l’état du logement non imputable aux locataires.
Le jugement relève que les circonstances telles que l’absence, l’insuffisance ou la dangerosité manifestes d’équipements électrique ou sanitaire, ou encore des lieux manifestement trop petits eu égard au nombre de locataires hébergés, constituent des indications d’infraction[4].
Il rappelle que le profit anormal va notamment résulter de loyers relatifs à des lieux mis en location dans des conditions incompatibles avec la dignité humaine[5].
Ainsi, et sans préjudice des droits de la défense du prévenu, s’il s’agit d’un logement insalubre, constaté comme tel par les autorités compétentes, l’anormalité du profit est de facto démontrée[6]. Le rapport qui constate l’état d’insalubrité de l’immeuble ne doit pas nécessairement être dressé avant la location ; les autorités compétentes peuvent déclarer insalubre un bâtiment postérieurement à la location, voire postérieurement au début de l’enquête judiciaire[7].
En d’autres termes, lorsque les lieux où les faits ont été commis n’auraient jamais dû être occupés, soit parce que l’administration en avait interdit l’occupation, soit parce que les investigations y menées ont révélé que leur état n’en permettait pas l’occupation dans des conditions compatibles avec la dignité humaine, tout loyer ou avantage perçu par le prévenu en contrepartie de cette occupation doit être considéré comme anormal[8].
En l’espèce, le tribunal va considérer que les prévenus ont réalisé un profit anormal au préjudice de l’ensemble des locataires de l’immeuble au regard de l’incompatibilité de la location de ces lieux avec la dignité humaine.
Les éléments factuels déterminants
Les éléments évoqués par le rapport de la DIRL, établissant qu’aucun des logements n’est conforme au Code bruxellois du logement et qui ont largement contribué à ce que le logement soit jugé incompatible avec la dignité humaine, sont notamment les suivants :
- Présence d’humidité ascensionnelle dans les logements des sous-sols des 2 bâtiments ainsi que les parties communes du bâtiment arrière (cuisine, séjour et sanitaires) également au sous-sol ;
- Présence de cafards et de souris dans les logements ;
- Caractère exigu des logements : un logement doit avoir une surface de 18m2 minimum pour une personne,
- Infrastructure largement déficitaire : deux ensembles de taques électriques de 4 zones pour l’ensemble des 36
Ces éléments ont été corroborés par des constatations policières réalisées lors des deux visites de l’immeuble, épinglant notamment une insalubrité des logements, une absence quasi générale de baux avec paiement des loyers de la main à la main par le biais d’un gérant qui se présente en début de mois, absence d’entretien du bâtiment et état déplorable des sanitaires.
L’abus par les prévenus de la situation vulnérable des victimes, en l’espèce les locataires, est également démontré au-delà de tout doute raisonnable notamment de par :
- La situation sociale précaire des locataires, soit émargeant à la mutuelle ou au CPAS, ou atteint de troubles psychiatriques, voir encore la situation administrative précaire ou illégale d’un grand nombre de locataires, plusieurs des personnes auditionnées ayant expliqué être resté dans les lieux loués par nécessité ;
- L’absence d’un écrit pour le bail, ou d’un enregistrement du bail dans le chef de la plupart des personnes en situation administrative précaire ;
- Cette situation vulnérable des locataires est également corroborée par le comportement manifestement harcelant du prévenu à leur égard.
Selon le Tribunal correctionnel, dès lors que les prévenus connaissaient l’état de vulnérabilité des locataires et qu’ils ont volontairement laissé les immeubles dans une situation contraire à la dignité humaine, il ne fait aucun doute qu’en réclamant des loyers, ils ont bien eu l’intention de réaliser un profit anormal par rapport à celui qu’ils auraient pu en réalité exiger, soit, en l’espèce, aucun.
Ils sont donc condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis, les produits de la vente de l’immeuble litigieux sont confisqués et seront affectés notamment à l’indemnisation des victimes.
[1] Il s’agit plus précisément de la 61ème chambre correctionnelle extraordinaire du Tribunal de 1ère instance francophone de Bruxelles.
[2] L’infraction est incrimée aux articles 433decies et suivants du Code pénal.
[3] La preuve de cette intention passe dès lors souvent par la démonstration du caractère anormal du profit. Voy. en ce sens : F. Lugentz, « Chapitre XIII – Les marchands de sommeil » in Beernaert, M.-A. et al. (dir.), Les infractions – Volume 2 – Les infractions contre les personnes, 2 édition, Bruxelles, Larcier, 2020, p.865.
[4] Doc. parl., 51-1560/001, Exposé des motifs, p. 26.
[5] Cass., 9 février 2011, P 10 1616 F, Pas.,p 470.
[6] Doc. parl., Sénat, sess ord 2004-2005, n° 3-1138/4, p.21.
[7] F. Lugentz, op. cit., p. 872.
[8] Avec pour conséquence, du point de vue de la sanction, qu’il constitue intégralement un profit illicite, susceptible de confiscation conformément à l’article 42, 3°, du Code péna1 : F. Lugentz, op. cit., p. 873.
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