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Octroi du statut de client protégé au bénéfice des personnes sans-papiers !

Publié le: 10/08/2023 - Mis à jour le : 20/09/2023

Par une décision du 2 mai 2023, le Conseil d’administration (CA) de Brugel tranche un point majeur sur l’accès des personnes sans titre de séjour au statut de client protégé (ci-après, « SCP ») demandé auprès de Brugel[1].

Infor GazElec (ci-après, « IGE ») avait introduit un recours devant le CA de Brugel contre une décision de son service des affaires socio-économiques[2] : en effet, ce dernier exigeait, à tort, que les personnes sans-papiers prouvent leur demande de régularisation de séjour en cours, pour pouvoir accéder au « SCP ». IGE et le Centre d’Appui SocialEnergie ont nourri un argumentaire pour contester cette exigence. Le CA de Brugel nous a donné raison en clarifiant le fait qu’on ne peut conditionner la recevabilité d’une demande de SCP au fait que le demandeur puisse faire valoir une demande de régularisation en cours d’examen (décision du CA).

Comme largement détaillé et argumenté dans l’article ci-dessous : désormais, une personne sans-papiers qui souhaite obtenir le statut de client protégé peut introduire sa demande auprès de Brugel, sans condition additionnelle que celle de remplir les deux attestations sur l’honneur (composition de ménage et absence de revenus).

Qui sont les personnes sans-papiers ?

Cette décision est importante en termes d’effectivité du droit fondamental à la dignité humaine et d’accès à l’énergie pour un segment de population conséquent en Région bruxelloise (RBC).

Différentes études convergent sur leur nombre : il y aurait entre 100.000 et 150.000 personnes sans-papiers en Belgique, et plus de la majorité d’entre elles (environ 66%) résidant en RBC[3].

Les personnes en séjour irrégulier sont des personnes étrangères qui se trouvent sur le territoire belge et qui n’y disposent pas ou plus d’un droit de séjour (ex: les demandeurs d’asile déboutés, les personnes qui sont restées au-delà de la validité de leur visa,…), mais qui sont titulaires de droits fondamentaux, tel le droit au logement, à l’éducation, à la santé,…[4]. Par ailleurs, elles vivent généralement dans des conditions très précaires et sont exposées à des formes d’exploitation multiples[5].

Il est donc indispensable d’activer toutes les protections sociales auxquelles elles ont droit. Les travailleurs de 1ère ligne ont un rôle proactif particulier à jouer, le non-recours par les personnes sans titre de séjour étant particulièrement élevé.

Retour dans l’histoire !

Dès avril 2014, avec Infor GazElec, nous rédigions un argumentaire pour dénoncer l’exclusion des personnes en séjour illégal du SCP octroyé par Brugel[6]. A l’époque, les sans-papiers n’avaient aucun accès au SCP délivré par Brugel, par le simple fait qu’ils n’étaient pas inscrits au registre national.

Pour contester cette position, nous soulevions, premièrement, que le statut de « client protégé » renforce le droit fondamental à l’énergie des individus en difficulté de paiement puisqu’il protège les ménages contre une coupure de gaz et/ou d’électricité, et qu’il permet de bénéficier d’un tarif de fourniture social. A ce titre, l’exclusion de ce statut apparaissait éminemment contestable.
Deuxièmement, le SCP fait partie intégrante du marché de l’énergie et est financé par toute personne qui pénètre ce dernier, par le biais d’une « taxe » (OSP) comptabilisée dans les factures énergétiques. Cette « taxe » (OSP) est payée par tout consommateur ayant un contrat, qu’il soit ou non en séjour régulier. La contrepartie logique de cette contribution devait incontestablement être de pouvoir bénéficier des mécanismes de protection des consommateurs vulnérables.
Troisièmement, le SCP permet de rembourser la dette du consommateur dans un cadre protégé. En d’autres termes, les fournisseurs seraient perdants si les personnes en séjour illégal devaient être exclues de ce statut, dès lors qu’ils se verraient privés d’une occasion de remboursement de la dette.

Pour conforter notre argumentaire, nous avions sollicité un avis des deux organismes publics autonomes : Myria[7] et Unia[8]. Ces derniers avaient émis, le 8 octobre 2015, leur avis appuyant notre plaidoyer, concluant que la politique de Brugel en vigueur en 2014 portait une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux des personnes en séjour irrégulier, et donc à la dignité humaine de ces derniers (avis).

Les deux organismes estimaient parallèlement que cette politique de Brugel était prise en violation des normes anti-discriminatoires dès lors qu’en refusant systématiquement de délivrer le SCP aux sans-papiers, Brugel ne prend jamais en considération différents éléments centraux, telle la vulnérabilité particulière de l’un ou l’autre membre du ménage de la personne sans-papiers (enfants mineurs ; personnes avec handicap ou autres problèmes de santé ;…), ou encore le fait que les personnes sans-papiers étaient clientes depuis une durée telle qu’elles avaient suffisamment contribué au financement de cette protection sociale, ou enfin la période de l’année (trêve hivernale) ;….

En résumé, Myria et Unia invitaient Brugel à revoir sa pratique et à faire le choix d’une politique moins restrictive qui respecte les droits fondamentaux des personnes.

Politique de Brugel jusqu’en mai 2023

En conséquence de notre combat conjoint avec IGE, le Conseil d’administration de Brugel a modifié en 2015 sa politique d’octroi du SCP aux personnes sans titre de séjour.

Pour les demandes de SCP émanant d’un ménage non inscrit de manière régulière sur le territoire belge, Brugel demandait désormais un document prouvant que le ménage avait sollicité l’autorisation de pouvoir résider sur le territoire. Les preuves systématiquement exigées étaient les suivantes : demande de régularisation de séjour introduite auprès de l’Office des étrangers (OE)[9], ou recours – devant le Conseil du Contentieux des Étrangers (CCE) – contre la décision de l’OE refusant l’autorisation de séjour. Cette procédure a été confirmée par le Conseil d’administration de Brugel en 2022.

Pourquoi la politique de Brugel en vigueur jusqu’en mai 2023 devait être réformée ?

Conditionner l’accès au SCP au fait que les sans-papiers auraient introduit une demande de régularisation de séjour (ou un recours au CCE) était contraire au droit (1), et très problématique sur le plan factuel (2).

(1) Sur le plan juridique

Comme on le sait, les ordonnances régionales gaz et électricité, lorsqu’elles définissent le « ménage » et le client résidentiel – à savoir l’entité susceptible de bénéficier du SCP -, ne font nullement référence à une domiciliation (qui nécessité une inscription au registre national), mais bien à une résidence de fait. Il n’y a donc aucun fondement légal qui permette d’en exclure les personnes sans titre de séjour. Par ailleurs, aucune disposition des ordonnances n’autorise à exiger une condition supplémentaire, telle que l’introduction d’une demande de régularisation de séjour.

Il est utile de rappeler les dispositions suivantes :

  • Ordonnance électricité, Art. 2, 31°, au sujet du client protégé : « client final résidentiel raccordé au réseau et reconnu comme protégé» ;
  • Ordonnance électricité, Art. 2, 18°, au sujet du client final : « toute personne physique ou morale achetant de l’électricité pour son propre usage, alimentée à une tension égale ou inférieure à 70 kV sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale» ;
  • Ordonnance électricité, Art. 2, 29°, au sujet du client résidentiel«  client raccordé au réseau qui achète l’électricité pour l’usage principal de son ménage et dont la facture est établie à son nom propre » ;
  • Ordonnance électricité, Art. 2, 30° au sujet du ménage : «soit une personne physique isolée client final résidentiel, soit un ensemble de personnes physiques, unies ou non par des liens familiaux, qui vivent habituellement ensemble dans le même logement et dont un des membres est un client final résidentiel ».

L’ordonnance gaz contient des dispositions équivalentes.

Dans sa pratique administrative, Brugel ne peut en aucun cas ajouter une condition à la loi.

(2) Sur le plan factuel

En outre, sur le « plan factuel », il était profondément inéquitable d’exiger de la personne sans-papier qu’elle ait introduit préalablement une démarche de régularisation de séjour toujours en cours, et ce pour les raisons suivantes :

  • L’introduction une telle demande de régularisation de séjour coûte 343 € (montant adapté au 1eravril 2023) par adulte (https://dofi.ibz.be/fr/themes/faq/redevance). La redevance doit être payée par demande, et par personne majeure[10].  C’est un coût prohibitif, au regard de la précarité des sans-papiers.
  • L’issue d’une telle demande de régularisation de séjour est toujours très hasardeuse vu le pouvoir totalement discrétionnaires exercé par l’Office des étrangers. Ainsi, les avocat.e.s déconseillent généralement aux adultes seuls sans enfants, d’introduire une demande, en ce qu’elle sera inexorablement vouée à l’échec, sauf si la personne demanderesse peut faire valoir un contexte particulièrement chaotique dans son pays d’origine ou une extrême vulnérabilité (âge très avancé, handicap,…).
  • Quand une demande a été introduite et a mené à un refus de l’OE, cela n’a aucun sens d’introduire une demande subséquente s’il n’y a pas d’éléments nouveaux substantiels, vu que l’OE la jugera automatiquement irrecevable. Que faisaient alors les personnes dans cette situation quand on conditionnait leur accès à certaines protections sociales à ce qu’ils aient une demande de régularisation en cours d’examen ?

C’est au regard de cette réalité que le nombre de demandes de régularisation de séjour a drastiquement chuté ces dernières années, pour atteindre actuellement de 4000 à 5000 demandes introduites annuellement, dont plus de 50 % sont jugées irrecevables.

En conclusion, au regard de cette réalité, conditionner l’accès au SCP à l’introduction d’une demande de régularisation était non seulement non conforme aux ordonnances, mais consistait en plus en une exigence totalement disproportionnée au regard de la politique fédérale de régularisation de séjour en Belgique.

Désormais, une personne sans-papiers qui souhaite obtenir le statut de client protégé peut introduire sa demande auprès de Brugel, sans condition additionnelle que celle de remplir les deux attestations sur l’honneur, l’une portant sur la « composition de ménage » (Attestation sur l’honneur – composition de ménage) et l’autre sur « l’absence de revenus » (Attestation sur l’honneur – absence de revenus).

Encore faut-il rappeler que les CPAS peuvent également activer le SCP pour les personnes sans-papiers, dès que leur endettement et leur état de besoin sont établis. La nouvelle politique de Brugel devrait conduire l’ensemble des CPAS de la RBC à être particulièrement proactifs en ce domaine.

 

[1] Pour rappel, le SCP peut être demandé auprès de Brugel, du CPAS de son lieu de résidence ou de Sibelga, moyennant le respect de conditions variant selon l’organe auprès duquel la demande est introduite : https://www.socialenergie.be/mesures-sociales/mesures-sociales-gazelec/le-statut-de-client-protege/

[2] Les ordonnances gaz et électricité organisent la possibilité de déposer une plainte devant le CA de Brugel, en réexamen d’une décision prise par le Service des litiges de Brugel. Voir art. 30decies de l’ « ordonnance électricité » : « [1 § 1er. Sans préjudice des voies de recours ordinaires, toute partie lésée a le droit de présenter, devant Brugel, une plainte en réexamen contre une décision ou une proposition de Brugel dans le cadre d’une procédure de consultation, dans les deux mois suivant sa publication ou sa notification. Cette plainte n’a pas d’effet suspensif.
§ 2. Brugel rend sa décision motivée dans un délai de deux mois à dater de la réception de la plainte ou des compléments d’informations qu’elle a sollicités. A défaut d’une décision rendue dans les délais, la décision ou la proposition initiale est réputée confirmée 
».] Une disposition similaire existe dans l’ordonnance gaz.

En revanche, le Service des litiges n’est pas compétent pour statuer sur les plaintes contre les décisions de Brugel. Voir art.30novies § 1er (fin d’article) de l’Ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale. Une disposition similaire existe dans l’ordonnance gaz.

[3] En effet, 66% des demandes d’aide médicale d’urgence sont introduites en RBC. Voir Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), 2015, Quels soins de santé pour les personnes en séjour irrégulier ?,Bruxelles : KCE, KCE Report 257 Bs.; VANMECHELEN O. et VERMEULEN S., Panorama du social et de la santé à Bruxelles, Bruxelles : Ars Collaborandi, Cahier 15, 2021 ; et Baromètre 2021 de l’Observatoire de la Santé et du Social https://www.ccc-ggc.brussels/sites/default/files/documents/graphics/rapport-pauvrete/barometre-welzijnsbarometer/baromere_social_2021.pdf, pp. 11-12 ; Etude de la VUB rendue publique ce 12 avril 2023 : European Migration Network, « il y a 112 000 personnes sans titre de séjour en Belgique, selon une nouvelle étude de la Vrije Universiteit Brussel », (en ligne), https://emnbelgium.be/fr/nouvelles/il-y-112000-personnes-sans-titre-de-sejour-en-belgique-selon-une-nouvelle-etude-de-la  ; https://www.7sur7.be/belgique/il-y-aurait-112-000-sans-papiers-en-belgique-autant-que-la-population-de-namur~ad93f64d/

[4] « L’absence de titre de séjour ne doit pas priver pas les migrant·e·s de leurs droits humains. Garantir le respect des droits humains des personnes sans-papiers constitue une obligation découlant des traités relatifs aux droits humains que la Belgique a ratifiés, ainsi que de la Constitution. Indépendamment de la validité de leur titre de séjour, tant que des personnes se trouvent sur le territoire belge, elles jouissent du droit de mener une vie conforme à la dignité humaine » : voir IFDH – avis de l’Institut fédéral belge pour la protection et la promotion des droits humains, 15 juillet 2021.

[5] Selon la CSC Bruxelles, et son enquête du groupe des Actions des travailleur·euse·s migrant·e·s avec et sans papiers et de la lutte contre le racisme) : 17,1% des migrant·e·s sans papiers travaillent 7 jours/7 ; plus de 33% d’entre elles·eux travaillent plus de 10 heures/jour ; 26,5% sont payé·e·s moins de 5 euros/heure ; 68% ne peuvent pas prendre un jour de congé en cas de maladie ; et même 80% de ces personnes ne peuvent pas prendre 1 jour de congé. Voir Commission Aff. économiques – Cie Economische zaken du parlement bruxellois, 26/04/23, Intervention de Eva Jimenez Lamas et de la ligue des travailleuses domestiques, disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=b0RP2wrhyOQ&list=PLQ3uOzWd9MNxZ4u23HVX6fddY_7SjnPbz (voir à partir de 02:35:00)

[6] https://www.socialenergie.be/wp-content/uploads/ExclusionSsPapier_clientProt%C3%A9g%C3%A9_BRUGEL_R%C3%A9vis%C3%A9e-2-2.pdf

[7] C’est le Centre fédéral Migration, organisme fédéral indépendant qui analyse la migration, défend les droits des étrangers et lutte contre la traite et le trafic des êtres humains.

[8] C’est un organisme interfédéral public et indépendant qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité des chances en Belgique.

[9] Il s’agit de la procédure de régularisation dite « humanitaire » prévue par l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 portant sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers : « lors de circonstances exceptionnelles et à la condition que l’étranger dispose d’un document d’identité, l’autorisation de séjour peut être demandée auprès du bourgmestre de la localité où il séjourne, qui la transmettra au Ministre ou à son délégué » (disposition introduite par la loi du 15 septembre 2006, et remplaçant l’article 9.3 figurant initialement dans la loi du 15 décembre 1980).

[10] Par dérogation, si une demande est introduite par une famille, cette famille ne paie qu’une seule redevance quand les partenaires sont mariés ou cohabitent légalement, et que la demande est introduite conjointement et sur la même base légale pour tous les membres de la famille.