< Retour

Une décision de justice récente intéressante concernant l’application du tarif « fraude »

Publié le: 31/01/2022 - Mis à jour le : 03/02/2022

Manipulation de compteur : une décision du Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles (10e chambre), 29 juin 2021

Ce jugement, qui nous a été transmis par Infor GazElec, concerne une société qui exploite une pizzeria et qui souscrit un contrat de fourniture d’électricité avec un fournisseur.

Lors de la visite d’un technicien de Sibelga, celui-ci constate unilatéralement une anomalie sur le compteur (les barrettes seraient ouvertes, ce qui permet de consommer de l’électricité sans que le compteur tourne) et reflète son constat dans un rapport de visite. Le compteur est remis en état le jour même et le consommateur (la pizzeria) n’est pas informé de cette anomalie.

Par la suite, Sibelga envoie une facture au consommateur où la consommation prétendument non enregistrée sur le compteur est facturée au tarif moyen majoré de 200 %, tarif applicable en cas de fraude selon le Règlement technique de Sibelga. Cette consommation est déterminée par Sibelga sur la base d’un calcul de la consommation moyenne du consommateur après la remise en état, moins la consommation déjà facturée par le fournisseur[1].

Le consommateur conteste la facture, et Sibelga lui répond qu’il ne l’accuse pas d’être l’auteur de la manipulation/fraude, mais qu’il est toutefois redevable de l’énergie consommée et non enregistrée sur le compteur, car il en a été le bénéficiaire.

Dans son jugement, le Tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles examine le Règlement technique de Sibelga, qui contient un article prévoyant que les constats de Sibelga par rapport à une possible fraude « font foi jusqu’à preuve du contraire »[2]. Cela voudrait dire que la véracité des constats des agents de Sibelga est présumée, et que toute personne qui conteste ces constats devrait expressément prouver qu’ils sont erronés. Ainsi, on renverse la charge de la preuve : Sibelga fait un constat sans devoir le prouver explicitement et c’est le client qui devrait prouver qu’il n’a « rien fait ».

Le tribunal estime que cette présomption dite « renforcée » va à l’encontre du principe général de droit selon lequel chaque partie doit prouver les faits qu’elle allègue, règle qui est inscrite dans le Code civil[3]. Pour y déroger, il faudrait donc que la présomption renforcée soit elle-même inscrite dans une loi, ce qui n’est pas le cas ici.

Par conséquent, le tribunal décide que les constats des agents de Sibelga n’ont pas une force probante spéciale et que Sibelga doit établir la preuve de la manipulation du compteur par d’autres moyens. Le tribunal estime dès lors qu’un constat unilatéral d’un agent de Sibelga dans un rapport n’est pas suffisant pour prouver la fraude : il doit être confirmé par d’autres éléments probants.

Précisons ici que le juge a mobilisé une règle de droit constitutionnel[4] qui lui permet d’écarter, dans le litige qui lui était soumis, l’application d’une disposition réglementaire, s’il estime que cette dernière ne respecte pas la loi. Cette décision est très intéressante et risque de faire jurisprudence, en incitant d’autres juges à agir de même. Toutefois, le Règlement technique continue d’exister[5], le juge saisi n’ayant pas le pouvoir de l’annuler : l’application de certaines de ses dispositions a été écartée uniquement pour le cas concret sur lequel porte la décision.

Le tribunal déboute donc Sibelga et met à sa charge tous les frais liés à la procédure, de sorte que le client n’est redevable d’aucune somme à Sibelga.

 

 

 

[1] Article 6 du Règlement technique de Sibelga

[2] Article 219 du Règlement technique de Sibelga

[3] Le jugement évoque l’article 1315 de l’ancien Code civil. Au 1er novembre 2020, cet article 1315 de l’ancien Code civil fut abrogé et remplacé par l’article 8.4 du nouveau Code civil, qui en contient les mêmes principes :

« Art. 8.4. Règles déterminant la charge de la preuve
Celui qui veut faire valoir une prétention en justice doit prouver les actes juridiques ou faits qui la fondent.
Celui qui se prétend libéré doit prouver les actes juridiques ou faits qui soutiennent sa prétention.
Toutes les parties doivent collaborer à l’administration de la preuve.
En cas de doute, celui qui a la charge de prouver les actes juridiques ou faits allégués par lui succombe au procès, sauf si la loi en dispose autrement.
Le juge peut déterminer, par un jugement spécialement motivé, dans des circonstances exceptionnelles, qui supporte la charge de prouver lorsque l’application des règles énoncées aux alinéas précédents serait manifestement déraisonnable. Le juge ne peut faire usage de cette faculté que s’il a ordonné toutes les mesures d’instruction utiles et a veillé à ce que les parties collaborent à l’administration de la preuve, sans pour autant obtenir de preuve suffisante
 ».

[4] Article 159 de la Constitution.

[5] Des discussions avec Sibelga devraient être entamées au sujet du Règlement technique, pour suggérer une révision des dispositions problématiques de ce dernier.