< Retour

Le droit à l’eau devant les tribunaux !

Publié le: 24/04/2024 - Mis à jour le : 29/04/2024

Nous vous partageons 2 décisions judiciaires rendues en mars 2024, l’une en Belgique, l’autre aux Pays-Bas, renforçant chacune à leur manière la reconnaissance d’un droit fondamental à l’eau.

En Belgique

Le Président du Tribunal de 1ère Instance de Bruxelles a rendu, le 29 mars 2024, une ordonnance en urgence (référé)[1] : elle condamne la société bailleresse à rétablir l’eau auprès d’une locataire à qui elle avait abusivement coupé l’approvisionnement.

Le Centre d’Appui SocialEnergie (CASE) avait rédigé, le 29 février 2024, un rapport déterminant, attestant de la fermeture de la vanne du compteur de la locataire. Le jugement y fait référence.

La société bailleresse doit s’exécuter au plus vite. Chaque jour de retard dans le rétablissement de l’eau l’exposera à devoir payer 50€ à la locataire.

Extrait choisi du jugement :Il existe d’autres jurisprudences relatives aux « coupures » d’eau et d’énergie par le bailleur. Ces décisions condamnent le bailleur à indemniser les occupants, du fait de l’atteinte grave à la dignité humaine de ces derniers :

« Attendu que l’eau est indispensable à la vie : qu’on imagine mal comment il serait possible de s’en priver : on ne peut pas vivre sans boire, sans se laver, sans faire un minimum de vaisselle, sans pouvoir tirer à la chasse d’eau, … ;

Attendu que priver quelqu’un d’eau équivaut à lui infliger une vie humaine indigne; qu’aucun mécanisme contractuel ou synallagmatique ne saurait justifier la violation de la dignité humaine (cf. Civ. Charleroi, 19 janvier 2000 + note FIERENS et spécialement n ̊ 22, R.G.D.C. 2000, pp. 590 et s.);

Attendu qu’il a déjà été jugé que l’alimentation en gaz et en électricité doit être considérée dans notre État de droit et notre collectivité comme indispensable à la dignité humaine (cf. Civ. Charleroi (réf.), 19 janvier 2000, R.G.D.C. 2000, p. 590) qu’il en va a fortiori ainsi pour l’eau, qui est encore davantage indispensable à la vie » (Justice de paix de Mouscron-Comines-Warneton, 24 mai 2004)[2];

Parallèlement, la Justice de Paix d’Uccle – dans un jugement du 21 avril 2010 – avait condamné les propriétaires d’un logement occupé par une famille à verser à celle-ci 2500 euros pour réparer le dommage créé suite à l’interruption de l’électricité durant 7 jours en hiver, privant les occupants « de chauffage, d’éclairage, d’eau chaude et de toute possibilité de préparer des repas, mettant le surgélateur en panne et occasionnant ainsi la perte de son contenu » :

« Les demandeurs ne contestent pas avoir interrompu les fournitures d’électricité dans l’appartement litigieux, occupé par la défenderesse et leurs petits-enfants, âgés de 6 et 2 ans, en date du 17 février 2010, par grand froid, privant ainsi leurs belle-fille et petits-enfants de chauffage, d’éclairage, d’eau chaude et de toute possibilité de préparer des repas, mettant le surgélateur en panne et occasionnant ainsi la perte de son contenu.

La voie de fait ainsi commise doit être réparée en équivalent par l’octroi de dommages et intérêts, conformément aux articles 1382 et 1383 du Code civil. En effet, la défenderesse et ses enfants ont été troublés dans leur jouissance par un acte de violence commis par les demandeurs, responsables du dommage subi par l’interruption des fournitures d’électricité.

Les demandeurs ont fait fi de la dignité humaine, sans le moindre respect pour leur belle-fille et leurs petits-enfants.

Tenant compte de toutes les circonstances de la cause évoquées ci-dessus, il convient d’accorder à la défenderesse une indemnité estimée en équité à 2500 euros »[3].

En bref, il ne faut jamais hésiter à saisir un avocat face à la coupure d’énergie et/ou d’eau enclenchée par le bailleur. Le CASE tient, à votre disposition, une liste d’avocat·e·s disponibles pour ces problématiques.

Aux Pays-Bas

Aux Pays-Bas, la Cour d’appel de La Haye (Den Haag) a rendu un arrêt intéressant le 19 mars 2024[4].

Cette affaire concerne la question de savoir si les familles avec enfants mineurs peuvent être coupées d’eau potable, en dernier recours, en cas de non-paiement des factures malgré plusieurs rappels et tentatives de plan de paiement ou de restructuration de la dette. La réglementation actuelle des Pays-Bas, et la politique des deux distributeurs d’eau visés (Dunea et PWN) qui en découle, autorisent délibérément cette possibilité.

Selon plusieurs organisations néerlandaises de défense des droits humains, l’interruption de la fourniture d’eau est illégale à l’égard des enfants, en ce qu’elle serait contraire à de nombreuses dispositions conventionnelles issues du droit international des droits de l’homme.

Dans son arrêt du 19 mars 2024, la Cour d’appel de Den Haag fait droit à la demande des associations.

Elle rappelle, dans son arrêt, que le droit d’accès à l’eau est un droit fondamental, tout en précisant qu’il n’est pas absolu en ce sens qu’il peut être limité.

La Cour néerlandaise ajoute ensuite que l’eau est un besoin fondamental de la vie, et que les enfants en particulier ont un intérêt impérieux d’accéder à l’eau. Dans son arrêt du 19 mars 2024, la Cour précise qu’il ne faut nullement oublier la vulnérabilité particulière des enfants, encore en pleine croissance et développement, leur reconnaissant un besoin significatif d’eau en quantité suffisante. De plus, dit la Cour, ils dépendent souvent entièrement des adultes pour la satisfaction de leurs besoins fondamentaux ; l’eau est importante non seulement pour la boisson, mais aussi pour une hygiène suffisante et, par conséquent, pour une bonne santé physique et mentale, et une vie familiale et sociale normale. L’arrêt relève que les enfants qui ne boivent pas suffisamment se déshydratent et peuvent développer de graves problèmes de santé. De plus, ils n’arrivent pas à bien se concentrer à l’école. Une mauvaise hygiène peut également entraîner des problèmes de santé. Cela augmente le risque d’absentéisme scolaire pour cause de maladie ou de gêne, tandis que le risque d’isolement social est également accru : les enfants sans accès à l’eau potable ne veulent plus ou ne sont plus autorisés à jouer dehors ou n’osent pas retrouver davantage leurs amis.

La Cour déplore donc que les réglementations et politiques actuelles laissent délibérément ouverte la possibilité que des familles avec enfants soient privées d’eau potable pour cause de non-paiement, plaçant les enfants dans une situation – pouvant même durer indéfiniment – dans laquelle ils n’ont pas accès à une quantité suffisante d’eau.

La Cour regrette également que les compagnies d’eau potable ne s’enquièrent pas activement de la présence d’enfants mineurs et, en cas de coupure, ne fournissent de réserves qu’à raison de 12 litres par personne (devant couvrir 4 jours de consommation, à concurrence de 3 litres par jour). Cette quantité est très largement inférieure à la quantité nécessaire pour éviter de graves problèmes de santé, selon l’Organisation Mondiale de la Santé des Nations unies (OMS). L’arrêt précise ici que, selon l’OMS, les risques sanitaires, découlant d’une disponibilité réduite à 20 litres d’eau par personne et par jour, sont élevés, voire très élevés. A plus long terme, au moins 70 litres par personne et par jour sont nécessaires ; et ce n’est qu’avec une quantité d’au moins 100 litres par personne et par jour, qu’on parle d’ « accès optimal à l’eau » et de « très faible niveau de préoccupation pour la santé » (voir point 6.16 de l’arrêt).

En conclusion, la Cour déclare qu’en laissant délibérément ouverte la possibilité que des enfants aient un accès insuffisant à l’eau et en ne faisant pas tout ce qui est raisonnablement possible pour l’éviter, l’État et les compagnies d’eau potable agissent en violation de la norme sociale de diligence et de la Convention internationale des droits de l’enfant. Tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas de prescrire quel système devra être adopté par l’Etat néerlandais, la Cour exige que la réglementation future soit respectueuse des normes fondamentales précitées, et du niveau minimum d’approvisionnement en eau préconisée par l’OMS.

***

On ne cessera jamais de saluer le fait qu’en Région bruxelloise, l’interdiction générale des coupures d’eau chez les clients résidentiels est entrée en vigueur le 1er janvier 2022[5].

Mais cet arrêt de la Cour d’appel de La Haye demeure majeur, notamment pour les deux autres Régions qui autorisent les coupures d’eau, y compris en présence d’enfants[6]. Espérons une évolution législative en ce domaine, pour que l’interdiction des coupures d’eau soit généralisée sur tout le territoire belge !

 

[1] Décision de justice

[2] A. Vandeburie, « Coupures d’eau, de gaz et d’électricité : ça suffit ! L’article 23 de la Constitution à la rescousse des besoins énergétiques fondamentaux », TBBR, 2008, nr. 5, p. 274 et s. Voy. également : N. Bernard et A. Machado, « Du droit à l’eau et de la précarité hydrique », Aménagement – environnement : urbanisme et droit foncier – Vol. 2021, no. 3, p. 145-166 (2021), https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:251617 (open access)

[3] Cette décision est disponible sur notre base de données : https://www.socialenergie.be/wp-content/uploads/22.pdf

[4] Pour avoir accès à la description de cette affaire et à ses rétroactes :

https://www.rechtspraak.nl/Organisatie-en-contact/Organisatie/Gerechtshoven/Gerechtshof-Den-Haag/Nieuws/Paginas/Afsluiten-van-water-bij-minderjarige-kinderen-is-onrechtmatig.aspx.

Et pour une description un peu plus exhaustive de cette décision de justice : https://droitpauvrete.be/

[5] https://www.socialenergie.be/fr/droit-a-leau-des-avancees-majeures-entrees-en-vigueur-au-1er-janvier-2022/

[6] Voir toutefois quelques jurisprudences utiles : https://www.socialenergie.be/fr/jurisprudence/decisions-refusant-une-interruption-de-fourniture-deau-et-consacrant-indirectement-un-droit-minimal-a-leau/